La fada d'aou Castellas (1)

Au siècle dernier, les longues soirées d'hiver ramenaient avec elles la vieille coutume de la "veillada" (2).

Dans la grande cuisine d'un "oustaou peïroulaou" (3), un feu de racines d'oliviers, alimenté de sarments ou de ramilles (4), pétille joyeusement en myriades d'étincelles dans la vaste cheminée éclairant de ses rouges reflets les cuivres rouges suspendus sous la gaze au-dessus de la vieille crédence séculaire aux ferrures forgées; sous les larges bards (5) se balance la barre des provisions où, saucisses et saucissons, s'alignent par rang de taille à la suite de la "tripa culaou" (6).

Nos bonnes aïeules s'assemblent en cercle autour "d'aou lum a cro" (7) sur la mèche duquel un grain de sel atténue la consommation d'huile, tandis qu'au devant de chacune d'elles, suspendu aux poutrelles, le globe d'eau intensifie et concentre la lumière du "caleou" (8) projeté sur les mailles du tricot.

On écoutait avec respect les anciennes, mas dé Mounada, mas dé Michéou, racontant, tout en "débanan l'escagna" (9) les vieilles légendes qui, de génération en génération, s'étaient transmises, en s'enjolivant, jusqu'à elles.

"Lou loup d'aou Givaudan" (10) qui mangeait les petits enfants. "La rouméqua d'aou pous dé Coumpana" (11), "Li trévo dé la Baouma dé la Queyrolla" (12), "La fada blanca" (13) où les farfadets fouetteurs de jeunes filles jouaient un grand rôle ; dehors, le vent gémissait en longues rafales plaintives et, devant l'âtre, les enfants accroupis, glissaient des "castagnas" (14) sous les cendres, mais n'en perdaient pas une des paroles des "mamettes" (15).

Une de ces légendes, surtout, produisait toujours une profonde impression, et lorsque la grand'mère annonçait "La fada d'aou Castellas", c'était alors un instant de profond silence troublé seulement par le tic-tac sonore du coucou suspendu dans un coin ou par la mule s'ébrouant dans la paille de l'étable voisine.

Au temps des Seigneurs, vivait la belle Tounette. Elle était la fille d'un "bravé débassaïré dé Couvissoun" (16) qui gagnait sa vie en fabricant de beaux bas dont Tounette filait la soie à la quenouille "souta lou porgé dé l'oustaou Commeunaou" (17).

Tounette était belle, une opulente chevelure dorée encadrait l'ovale d'une figure régulière qu'animait deux grands yeux bleus, une taille fine, sa démarche souple et gracieuse formaient un ensemble de charme et de distinction qui en faisaient la reine de la Cité.

Bonne, sage, travailleuse, elle allait régulièrement à la grand'messe et à vèpres, et de la Planette au Périguis, ce n'était qu'un cri d'admiration élogieuse pour la jolie Tounette.

Un jour, un de ces jours d'automne tardif, où le soleil donne à la campagne vaunageole une couleur tendre si séduisante, imprégnant l'air d'une douce et mystérieuse mélancolie, Tounette était à "l'aoulivéda" (18) dé Favas. Campée au milieu de l'arbre, la "canastelle" (19) suspendue en bandoulière devant elle, tout en faisant la cueillette, elle chantait d'une voix pure et pour le plus grand ravissement des "aoulivaïras" (20), la "Cansoun dé la Crousada" (21) et "Lou noblé Comté Ramoun" (22). Elle égrenait les perles cristallines de sa voix lorsqu'elle fut soudain interrompue par l'arrivée dans la faïssa d'une troupe de gens à cheval à la suite du fils de Mr le Baron.

Ce dernier ne pouvait manquer de remarquer la belle Tounette qui, pareille à une rose s'épanouissant sous les effluves du soleil, s'était tue toute rougissante sous les regards du jeune seigneur. Il la salua comme il aurait fait pour une belle dame, la complimenta gentiment et demanda le sentier conduisant à la ferme de Piélong. Tout en surmontant son trouble, Tounette le renseigna. "Siès euna galanta doumisella" (23) remercia le jeune seigneur, en lui jetant au visage un rameau d'olivier qu'il avait détaché à l'arbre voisin, et il s'éloigna en caracolant.

Toute interdite, Tounette prit le rameau d'olivier qu'elle glissa sous son "caraco" (24). Les échos de la Combe n'entendirent plus ce jour-là, ni "la cansoun dé la Crousada", ni "lou Comté Ramoun". Tounette devint triste, recherchant la solitude, priant et pleurant souvent. Un soir, on la trouva sans connaissance au pied de l'autel dans la chapelle "d'aï sé doulou" (25); "Aï vis la fada blanqua", murmura-t-elle en reprenant ses sens !

Les fêtes du Carnaval arrivèrent, la jeunesse alla noyer le "Caramantran" (26) après de folâtres ébats dans les prairies de Fontanille. Tounette, songeuse, écoutait dans une charmille de lauriers les espiègleries de ses amies ; soudain, elle dut se retenir aux touffes d'arbustes pour ne pas défaillir. La dame de Calvisson, en promenade avec son fils, venait de traverser les prés, saluée respectueusement par les jeune gens, et son fils avait adressé au passage un sourire ensorceleur "à la pichouna touta esmouguda" (27).

Après Carême, Tounette fût demandé en mariage par "lou Bisé" (28), fils d'un vieux serviteur du château. C'était un beau gars, solidement planté, n'ayant pas son pareil dans la Vaunage pour jouer à "la paouma" (29) ou pour mener la "danse dis abbats" (30). Son père la fiança, heureux de cette alliance. "Aco yé lévara sis layès" (31) se dit-il !!! Le mariage eut lieu. La dame du château envoya aux jeunes époux une capeline pour Tounette, et une paire de draps en toile écrue qui firent l'admiration de tout le pays.

Le soir de ses noces, Tounette disparut. Toutes les recherches furent vaines. Aux portes de la ville, personne n'était sorti ; le veilleur du château avait bien cru voir deux ombres surgir des souterrains extérieurs qui montaient du côté de la ville dans la cour du château (32), mais après une invocation à "nosta bona méra" il n'avait soufflé mot, ayant depuis longtemps appris à se taire.

Bisé faillit devenir fou de désespoir, et les jeunes gens chantèrent sa douleur dans un naïf "réveillé" (33) qu'ils firent entendre dans la nuit sous les fenêtres de leur belle. Bisé suivit le jeune Seigneur à la guerre et ni l'un ni l'autre n'en revinrent, mais le père de Bisé fut un beau matin de printemps pendu par ordre du tout puissant et très haut Seigneur à la "Poutencia di Ro Mort" où les corbeaux vinrent déchiqueter en lambeaux le corps du pauvre vieillard.

Trois jours avant que la nouvelle de la mort du jeune seigneur fut apportée au château, les gens de Palanquine avaient vu à la "vesprado" (34) deux fantômes errants dans la Combe du Puech du Fort ; les gens du village qui osèrent s'y aventurer la nuit suivante revinrent épouvantés. Ils avaient vu - de leurs yeux vus - une biche blanche aux cornes d'or et un grand bouc à longue barbiche, aux yeux de feu, poussant des cris effrayants qui les avaient glacés de terreur. "Li dos bestias" (35) s'étaient ensuite évanouies dans les ténèbres et à l'endroit même de cette étrange apparition, on trouva le lendemain un rameau d'olivier tout maculé de sang.

On ne revit jamais plus la biche blanche aux cornes d'or, ni le grand bouc aux yeux de feu mais, durant des siècles, la veille du mariage d'une jeune fille du village, on voyait apparaître parfois - à l'heure du crépuscule - sur les hauteurs du château, "La fada blanqua" (36), et parmi les pins et les chênes verts, à travers le hululement de la chouette, on distinguait de longues plaintes et des sanglots.


(1)

 La fée du Château

(2)

 La veillée

(3)

 Maison paternelle, maison de famille

(4)

 Broussailles

(5)

 Dalles remplaçant le parquet du 1er étage

(6)

 Gros boyau appelé aussi "bout du monde".

(7)

 Ancienne petite lampe à huile usitée dans les moulins

(8)

 Ancienne lampe

(9)

 Dévidant l'écheveau

(10)

 Le loup du Gévaudan

(11)

 Le croquemitaine du puits de Compan

(12)

 Les sorcières de la grotte de la Queyrolle

(13)

 La Dame blanche

(14)

 Châtaignes

(15)

 Grand'mères

(16)

 Fabricant de bas à Calvisson

(17)

 Sous le porche de la maison commune

(18)

 L'Olivette

(19)

 Petite corbeille

(20)

 Oliveuses

(21)

 Chanson de la croisade des Albigeois

(22)

 Le noble comte Raymond (chanson de troubadours)

(23)

 Tu es une charmante demoiselle

(24)

 Corsage

(25)

 Des sept douleurs

(26)

 Bonhomme de paille qu'on promène dans les rues avant de le noyer à Fontanille le dernier jour du Carnaval

(27)

 La petite toute émue

(28)

 Diminutif de Louis

(29)

 Jeu de Paume

(30)

 La jeunesse désignait les directeurs de la fête (Lis abbats) et leurs cavalières (Lis abbades)

(31)

 Cela lui enlèvera ses chagrins

(32)

 La légende indique un souterrain reliant le château à la maison Bernard démolie lors de la construction des Halles

(33)

 Chanson que les jeunes allaient chanter dans les rues le soir du réveillon de Noël

(34)

 Vesprée le soir

(35)

 Les deux bêtes

(36)

 La Dame blanche

 

D'après Hubert Rouger