La première gorgée de bière     Lettre à un buveur de bière     La bière (Jacques Brel)

   

La première gorgée de bière

C'est la seule qui compte. Les autres, de plus en plus longues, de plus en plus anodines, ne donnent qu'un empâtement tiédasse, une abondance gâcheuse. La dernière, peut-être, retrouve avec la désillusion de finir un semblant de pouvoir...

Mais la première gorgée ! Gorgée ? Ça commence bien avant la gorge. Sur les lèvres déjà cet or mousseux, fraîcheur amplifiée par l'écume, puis lentement sur le palais bonheur tamisé d'amertume. Comme elle semble longue, la première gorgée ! On la boit tout de suite, avec une avidité faussement instinctive. En fait, tout est écrit : la quantité, ce ni trop ni trop peu qui fait l'amorce idéale ; le bien-être immédiat ponctué par un soupir, un claquement de langue, ou un silence qui les vaut ; la sensation trompeuse d'un plaisir qui s'ouvre à l'infini... En même temps, on sait déjà. Tout le meilleur est pris. On repose son verre, et on l'éloigne même un peu sur le petit carré buvardeux. On savoure la couleur, faux miel, soleil froid. Par tout un rituel de sagesse et d'attente, on voudrait maîtriser le miracle qui vient à la fois de se produire et de s'échapper. On lit avec satisfaction sur la paroi du verre le nom précis de la bière que l'on avait commandée. Mais contenant et contenu peuvent s'interroger, se répondre en abîme, rien ne se multipliera plus. On aimerait garder le secret de l'or pur, et l'enfermer dans des formules. Mais devant sa petite table blanche éclaboussée de soleil, l'alchimiste déçu ne sauve que les apparences, et boit de plus en plus de bière avec de moins en moins de joie. C'est un bonheur amer : on boit pour oublier la première gorgée.

Philippe Delerm
   
     

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27 juin 2002

Lettre à un buveur de bière

La photo se trouve en page 4 du Parisien de ce jour. La légende précise : «Au sommet du G8, Jacques Chirac s'entretient de l'état du monde avec le Premier ministre canadien, Jean Chrétien.»

En examinant le cliché (voir ci-dessous), on constate que Chirac ne s'entretient de rien du tout, vu que notre Président est en train de boire une bière avec une solennité voluptueuse impressionnante.

Et là, franchement, on est fier d'être français. Car ce qui frappe dans son attitude, c'est le recueillement, la concentration, cette espèce de majesté, et puis ce regard tendu vers l'horizon comme un défi aux problèmes du monde.

Sur le plan purement chorégraphique, l'équilibre parfait de ce grand corps assis n'est pas sans rappeler les plus pures esquisses de Léonard de Vinci. Par exemple, le bras qui tient le verre est plié dans une équerre parfaite et, si vous observez le petit doigt du Président, vous constaterez qu'il est légèrement relevé pour montrer qu'on est au sommet des huit dirigeants les plus puissants de la planète et pas chez Dédé, routier à Aubergenville, mais que l'auriculaire n'est pas trop relevé non plus, pour ne pas prêter à la moindre équivoque...

Face à lui, le Premier ministre canadien le regarde, visiblement impressionné. On le sent même abattu, on devine qu'il vient de prendre conscience de sa médiocrité, de comprendre ce que signifie «la grandeur de la France».

Car lorsque Chirac boit une mousse, c'est Bonaparte au pont d'Arcole, Bayard au Garigliano, de Gaulle en juin 1940, c'est bien simple, on a envie de se lever, de se mettre au garde-à-vous, de crier vive la France puis de chanter une Marseillaise tonitruante, nationale et unitaire, car, devant cette photo, que ce soient les Corses, les beurs du stade de France, tout le monde marseillaiserait sans réserve.

Le Canadien, effondré, vient de réaliser qu'il ne dirigera jamais qu'un pays de trappeurs et de bûcherons. Il a posé son verre sur la table devant lui, en plus, comme il ne sait pas bien servir la bière, il a mis beaucoup trop de mousse, on imagine que Chirac lui a fait remarquer:

«Dis donc, Chrétien, tu verses la bière comme un bleu-bite.»

Et il lui a montré comme il fallait faire, en penchant juste ce qu'il faut le verre pour faire apparaître le centimètre et demi de mousse réglementaire.

La photo est magnifique. On dirait un tableau de l'école flamande. Un Breughel qui s'intitulerait : Le Buveur de bière.

Notre Président boit et, dans sa mâle assurance, on imagine que, lors des sommets qu'il a fréquentés depuis cinq ans, il n'a jamais pu savourer une bière sans culpabiliser, avec l'autre, là, Jospin, qui l'humiliait à chaque fois. Le soir, Chirac disait «Allez, Lionel, on a bien travaillé, si on se tapait une petite mousse». Immanquablement, l'autre répondait : «Non merci, monsieur le Président, je reste à la Cristalline pour garder les idées claires... »

Et là, pour la première fois depuis cinq ans, Chirac est seul à représenter la France, il n'a plus l'autre en permanence dans son dos à refréner ses enthousiasmes, autant dire qu'il est le roi du monde.

Il va d'un chef d'État à un autre en lançant:

«Vous avez vu? Je peux prendre mes décisions tout seul, vous vous souvenez, avant y avait toujours l'autre, là, qui me suivait partout. Mais si, rappelez-vous, il avait des cheveux blancs avec des reflets bleus comme les mamies au goûter des anciens. Souvenez-vous, il me disait toujours : "Monsieur le Président, cette déclaration me parait inopportune, il faudrait peut-être en étudier au préalable les conséquences éventuelles."

«Eh bien, maintenant, c'est fini. Si je veux, je peux même emmerder Bush. Tiens, Schröder, viens voir, appelle Tony, venez, on va faire chier Bush, on va dire que, pour le Moyen-Orient, il ne faut pas basculer dans le délit d'ingérence, ça mange pas de pain.»

Hier, dans ce village canadien au nom rigolo qui ressemble à Banana Split, il a décidé d'accorder une rallonge d'un milliard de dollars aux pays africains touchés par l'effondrement des cours des matières premières, rien que pour savourer le plaisir de ne pas entendre l'autre lui dire à l'oreille : «Oh là là, il faut réfléchir aux répercussions de cette décision sur nos finances nationales...»

Regardez bien cette photo, inexplicablement, elle a quelque chose de rassurant.

Peut-être parce qu'un chef d'État qui te descend une Corona comme ça ne peut pas être totalement mauvais.

 

   
         
   

   

Texte: Guy Carlier - Photo: Fred Chartrand

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La bière

Jacques Brel

Ça sent la bière de Londres à Berlin
Ça sent la bière, Dieu qu'on est bien
Ça sent la bière de Londres à Berlin
Ça sent la bière donne-moi la main
 

C'est plein d'Uylenspiegel
Et de ses cousins
Et d'arrière-cousins
De Breughel l'Ancien
C'est plein de vent du Nord
Qui mord comme un chien
Le port qui dort
Le ventre plein
 

C'est plein de verres pleins
Qui vont à kermesse
Comme vont à messe
Vieilles au matin
C'est plein de jours morts
Et d'amours gelées
Chez nous y a que l'été
Que les filles aient un corps
 

C'est plein de finissants
Qui soignent leurs souvenirs
En mouillant de rires
Leurs poiluchons blancs
C'est plein de débutants
Qui soignent leur vérole
En caracolant
De "Prosit" en "Schol"
 

C'est plein de Godferdomme
C'est plein d'Amsterdam
C'est plein de mains d'homme
Aux croupes des femmes
C'est plein de mèmères
Qui ont depuis toujours
Un sein pour la bière
Un sein pour l'amour
 

C'est plein d'horizons
A vous rendre fou
Mais l'alcool est blond
Le diable est à nous
Les gens sans Espagne
Ont besoin des deux
On fait des montagnes
Avec ce qu'on peut.
 

L'abus d'alcool est dangereux pour la santé. A consommer avec modération.